Les scènes de violence qui ont accompagné la victoire de Manuel Valls à Évry sont tristement révélatrices de l’immaturité politique de certains candidats et sont tout aussi indignes de la République que les affaires qui ont plombé les derniers scrutins.
Cette violence, qui peu à peu s’installe dans la vie politique ou syndicale est inquiétante. On se souvient de l’agression subie par des membres de la direction d’Air France où des syndicalistes, soutenus d’ailleurs par le Front de gauche à l’époque, s’en étaient pris physiquement à eux. Plus récemment de l’agression de Nathalie Kosciusko-Morizet sur un marché entre les deux tours des législatives ou de celle du maire de Montfermeil, renversé par deux fois devant sa mairie par des jeunes en scooter. À chaque fois, ces comportements inacceptables dans une démocratie apaisée sont justifiés au nom d’une violence sociale subie. Ainsi la haine et le dérapage des individus concernés ne seraient plus que la conséquence logique des «violences» exercées sur la population par le politique.
Il est difficile de faire entendre à cette frange, obnubilée par l’idée de vivre dans un État policier et sous une dictature masquée, que les défauts réels de nos démocraties occidentales n’en font pas moins les États parmi les plus libres, les plus protecteurs et les plus confortables de notre planète. Assimiler ceux-ci à des États policiers où régneraient l’arbitraire et le racisme pour chauffer à blanc la frustration et le ressentiment de certaines catégories sociales ou de certains jeunes dans les quartiers difficiles et les amener à passer à l’acte est non seulement irresponsable mais dangereux.
On peut gagner une élection, comme la perdre d’ailleurs, de peu de voix, cela ne rend pas celle-ci moins valide ni le pouvoir transmis moins légal. En aucun cas cela ne justifie de tenter de renverser le résultat des urnes en poussant à des émeutes devant et dans la mairie, bureau de centralisation des votes. Pourtant, c’est ce que n’a pas hésité à faire la candidate de la France Insoumise à Évry, mettant ainsi les pas dans les pas de son leader, Jean-Luc Mélenchon. Lequel, depuis la présidentielle, agit comme s’il avait été victime d’un coup d’État institutionnel, alors qu’il n’a fait que perdre.
Aujourd’hui, les Français ont rejeté en bloc une classe politique parce qu’ils estiment qu’elle a failli dans ses missions et oublié ses principes, idéaux et responsabilités, voire perdu son honneur. Pour autant, accepteront-ils demain d’être représentés par des candidats se comportant en chefs de bande ? Par une nouvelle génération qui n’a pas intégré un minimum de codes ? Par des représentants pour qui l’échec personnel est une incitation à déclencher des violences collectives ?
La démocratie ne peut s’exercer sereinement que dans un espace pacifié ou chacun en accepte les règles, pas sous la pression de meutes inféodées. La noblesse de la politique et l’enjeu de la civilisation se jouent dans le rapport au pouvoir et à sa transmission. En s’élevant au-dessus du meurtre, de la terreur, de la violence et de la contrainte comme pratique d’exercice du pouvoir, moyen de règlement de la succession et mode de gestion des relations entre les hommes, nous avons contribué à construire une société où les conflits sont gérés par le compromis, le dialogue et la loi. Le tout au sein d’un État de droit où les règles sont opposables et où le pouvoir de la majorité inclut la protection de la minorité. Une élection peut donc être contestée, mais en faisant appel à la justice, pas en faisant usage de la menace et de la force.
Si l’idéal du barbare peut être l’homme fruste, violent et sans limite, réduit à ses besoins et ses appétits, l’idéal du citoyen réclame, lui, hauteur de vue, empathie et tenue. Sans capacité à s’empêcher et à s’élever, c’est la bête humaine qui prend toute sa place et elle a le visage de la bêtise et de la brutalité. Et c’est d’ailleurs ce qui s’est passé à Évry, en cette soirée de second tour des Législatives.
Voir des caïds, dont il serait intéressant de savoir si beaucoup d’entre eux ont voté, contester un scrutin à coups de poing devrait faire rougir de honte la candidate de la France insoumise. Elle a suscité, par son refus d’admettre sa défaite et les termes dans lesquels elle l’a fait, la colère de ses affidés puis a toléré ces désordres et agressions, voire n’a pas souhaité y mettre un terme. Elle et ses partisans voulaient un trophée, «se faire» l’ex Premier ministre de la France et le mettre à terre. Ils étaient là pour se venger et non pour proposer un projet. Or quand on n’a pas de perspectives et que des comptes à régler, toute contrariété prend des dimensions éruptives.
Ajoutons à cela qu’à Évry comme ailleurs, entre vision clientéliste du rapport au politique, montée en puissance de l’idéologie islamiste dans les esprits et replis identitaires, la victimisation est devenue une deuxième identité dans les quartiers et elle justifie tous les débordements et tous les refus de respecter la règle. Au nom des «promesses trahies de la République», un nombre de plus en plus important d’individus s’exonère de toute responsabilité personnelle ou collective, tout en étant, dans les faits, massivement redevables à la solidarité nationale.
Ce qui s’est passé à Évry a été mis sous les projecteurs car le candidat était l’ancien Premier ministre et que les images ont de quoi choquer. C’était «le moment rock’n’roll» d’une terne campagne, jouée d’avance et qui n’a pas mobilisé grand monde. Mais ce que ces images disent de l’état de notre pays et de sa régression démocratique devrait nous choquer.
Car pendant que l’on voyait une petite foule surexcitée, très mobilisée quand il s’agissait de créer du désordre, d’invectiver et de menacer, on se demandait où étaient ces gens-là quand il s’est agi de tenir un bureau de vote ? Il se trouve qu’être assesseur repose sur le volontariat et que je sais, par expérience, à quel point il est difficile d’en recruter. Alors pourquoi les militants de la France insoumise n’ont-ils pas jugé utile de tenir les bureaux de vote de leur candidate ? Serait-ce moins motivant au point de se lever à six heures du matin pour veiller au bon déroulement du scrutin que d’exhiber sa force en investissant une mairie pour démontrer que l’on est plus fort que ceux qui sont censés avoir gagné loyalement ? Ont-ils d’ailleurs simplement assisté au dépouillement comme les autorise la loi et comme le font bon nombre d’électeurs ? Avoir dans son entourage pas mal de casseurs potentiels mais pas d’assesseurs mobilisables n’est pas un bon signe quand on croit en la démocratie.
Les excités, du coup, étaient très en forme le soir pour transformer le parvis de la mairie d’Évry en champ de bataille. Or comment peut-on vouloir incarner notre République et notre démocratie et espérer gagner par l’intimidation ? Comment peut-on vouloir représenter une population quand on est incapable de se dominer soi-même ? Comment peut-on protéger ses concitoyens quand on soutient la violence de ses adeptes ? Quand la candidate annonce vouloir recompter les bulletins en préfecture, sait-elle que ce n’est pas prévu dans les textes, mais qu’elle a par ailleurs une voie de recours parfaitement légale ? La décision de Manuel Valls de se présenter dès le lendemain à l’Assemblée pour prendre ses fonctions était le meilleur moyen de montrer que la tradition républicaine ne recule pas devant la force.
Le libre exercice de la démocratie ne peut exister si être en campagne expose à la violence physique ou si, alors qu’il a tous les moyens de participer à l’organisation, à la surveillance et au dépouillement du scrutin, le candidat battu refuse d’accepter la sanction des urnes et conteste le résultat dans la rue et non dans les prétoires – comme le veut pourtant la loi qu’il était censé incarner s’il avait été élu…
Moraliser la vie politique est un grand chantier mais au-delà de la condamnation de l’enrichissement personnel, il serait bon de se pencher sur le savoir-être de certains candidats et de rappeler qu’être élu, ce n’est pas devenir le caïd de morceaux de France de plus en plus gros. Être élu, cela oblige. Mais comment comprendre cela si les élections se gagnent à coup de clientélisme et de coups de canifs à l’intérêt général, en entretenant et en attisant la frustration et le ressentiment des plus défavorisés au lieu de travailler à construire un projet d’intégration et de développement de la société dans lequel ils auraient leur place ? Dimanche soir à Évry nous avons vu où mènent les passions politiques quand ceux qui les déchaînent sont des apprentis sorciers: au déni de démocratie.