« Il faut refonder notre monde commun, lui donner un contenu. »

Les islamistes sont les seuls à faire de la politique dans ce pays

Interviews

Atlantico : Dans votre livre Silence coupable, vous déclarez que « les islamistes sont les seuls avec le Front National à faire de la politique ». Pourquoi se sont-ils arrogés ce privilège aujourd’hui ? 

Céline Pina : Les islamistes utilisent la religion pour conquérir le pouvoir politique (les musulmans, eux, sont les pratiquants d’une religion et les amalgamer aux islamistes est une faute. C’est ce qu’essaient de faire les islamistes, pour se protéger eux-mêmes, paralyser les politiques et accuser les lanceurs d’alerte de racistes). Comme le FN, ils ont un projet de société, une vision du monde et une stratégie de conquête du pouvoir. Ils semblent comprendre mieux que nos élites ce que nous sommes et ils ne se trompent pas dans leurs attaques.

Dans les cas des islamistes, ils savent ce qui est au cœur de ce qui fait notre commun : la séparation de la religion et de l’Etat, le fait que nos droits soient individuels et ne dépendent pas d’appartenance communautaires (ethniques, religieuses…), l’égalité face à la loi et surtout l’égalité femmes/hommes, l’état de droit, la souveraineté au peuple et non la soumission à une divinité…

J’ai remarqué à quel point ils ciblent et noyautent les institutions les plus symboliques : celles liées à la laïcité, aux droits de l’homme, à l’éducation populaire (Ligue des Droits de l’Homme, Ligue de l’enseignement, partis politiques, syndicats…). Ils diffusent une vision de la politique construite sur le modèle des relations familiales dans une société patriarcale. Les relations sont inégalitaires, les individus sont infantilisés, l’émancipation est remplacée par la loyauté à la communauté, qui ne se discute pas et prime sur tout. Une telle vision rend impossible l’égalité et permet de faire exploser tout les liens objectifs construits entre les citoyens. Elle met l’appartenance communautaire au-dessus de tout et toute quête d’autonomie de l’individu devient trahison du groupe…

En face, aujourd’hui, on a des politiques qui n’ont pas de vision de ce que nous sommes, Renan définissait l’idée de nation comme l’aboutissement d’un passé commun et le désir dans le présent de continuer ensemble : Nation : « avoir fait de grandes choses ensemble, vouloir en faire encore, voilà les conditions essentielles pour être un peuple. » Mais nos hommes politiques semblent n’avoir aucune conscience culturelle ni historique, pas même la connaissance de leur propre patrimoine intellectuel. Or que nous soyons français depuis des générations ou que nous arrivions à peine, pour s’intégrer au commun, encore faut-il qu’il soit défendu, incarné, transmis. Comment des gens qui semblent avancer sans mémoire, dans le déni du réel, sans projet d’avenir pourraient-ils donner sens à notre monde commun ? Or on ne peut s’intégrer à ce que nul ne définit ni ne transmet. Du coup alors que le peuple paraît de plus en plus conscient de ce qu’il est et montre son attachement aux principes laïques et républicains, leurs propres représentants semblent prêt à les brader pour un plat de lentilles.

Plus loin, vous affirmez que notre classe politique « expose toute la population et ne propose pas de chemin pour créer du commun ». Qu’est ce qui va mal aujourd’hui chez nos politiciens ? 

Il monte un sentiment de trahison dans le peuple car s’il est conscient que l’histoire a sa part de tragédie, il refuse de reculer sur les fondamentaux de la République au prétexte que les islamistes ne pourraient déjà plus être combattus et qu’il faudrait accepter des accommodements déraisonnables. C’est ce sentiment de trahison qui nourrit quasi mécaniquement le vote FN. Or le combat n’a pas été perdu ! c’est juste que ceux dont c’était le devoir ont refusé de le mener. C’est cela que je ne pardonne pas, ce silence coupable.

Lorsque vous êtes un politique, votre travail, avant même de devoir porter une orientation particulière, est avant tout de légitimer le monde commun. Le politique est là pour faire vivre cette espèce de passion intellectuelle et institutionnelle qui nous unit en tant que citoyens. A partir du moment où ils deviennent incapables de lui donner sens et de la faire vivre, ce sont tous les liens d’appartenance à la République qui se dénouent. Car aujourd’hui, si rien ne nous rassemble, si nous n’avons rien à partager, pourquoi être solidaire les uns des autres ? Un système d’assurance suffirait largement dans ce cas. Quand on n’est pas capable de donner corps à ce qui nous unit, à ce qui fait qu’on doit être responsable les uns des autres, après, on est plus que dans la représentation et la défense de son propre particularisme. On se divise, on s’émiette, on s’affaiblit et on est exposé et vulnérable. Et on est surtout « à cran », parce que l’être humain ayant besoin d’appartenance, quand une société se délite, elle sait qu’une minorité déterminée et qui a un projet est capable de renverser la table. Et hélas ceux qui le font alors sont rarement de grands humanistes. C’est ainsi que nous avons vu naguère s’élever la puissance du totalitarisme et il a charrié le sang des pires massacres de notre histoire contemporaine.

Autrement dit, l’incapacité à donner sens à ce que nous sommes, à ce qu’est la France, et à ce qu’est la République nous expose à toutes les attaques, nous exhibe comme faible et peu courageux, et fait de nous une cible.

Vous décrivez « les ravages d’une politique qui promeut un multiculturalisme et sert de terreau à tous ses excès », ce porté par votre propre camp à gauche. Qu’est-ce qui explique ce détournement d’un idéal républicain ? 

Sincèrement, pour le coup, il ne s’agit pas de mon camp. C’est le camp que je connais le mieux, certes, mais je peux vous affirmer que la droite, c’est pareil  ! Quand elle veut conquérir un territoire, et on l’a vu en Seine Saint-Denis, une certaine droite n’hésite pas à monter les enchères auprès des mêmes réseaux qu’avaient constitué la gauche. Au lieu de chercher à réveiller l’esprit citoyen, à transmettre du sens ou proposer un projet, elle fait la même chose, essayant de piquer la clientèle des autres à n’importe quel prix et elle se compromet également dans le clientélisme, le communautarisme et l’électoralisme.

Je trouve cela encore plus lamentable, parce que là, on n’a pas affaire à une lente dérive mais à une OPA consciente. J’attaque durement la gauche, certes, mais sincèrement la droite ne vaut vraiment pas mieux.

Les politiciens en général ne savent plus donner de sens à l’appartenance républicaine, alors que les citoyens, et tout être humain d’ailleurs, ont toujours besoin d’appartenance. Quand on ne transmet plus aucune exigence, il devient compliqué de convaincre les gens de respecter le pacte commun, ce contrat social qui fait de nous des citoyens, qui a un contenu, des limites et pose un cadre.

Sans autorité, pas de garantie ni de protection, alors on est bien sûr tenté d’aller chercher une identité qui nous offre cette autorité et cette protection. Cette identité est le plus souvent communautaire, ou religieuse, elle devient exclusive et excluante et vise à se démarquer de l’autre, pas à chercher le lien dans le partage d’une humanité commune.

On entend beaucoup crier à la République aujourd’hui. Qu’est-ce que la République peut encore apporter comme modèle d’une idée commune dans notre société qui semble de plus en plus divisée ? 

Derrière votre question, j’entends le fameux « n’est-il pas trop tard  ? « . Moi je trouve que la bataille n’a pas encore été menée. Autrement dit, il ne faut pas s’étonner d’avoir le sentiment de reculer en permanence quand ceux dont la mission est d’être les protecteurs de la République sont les premiers à refuser le combat. Cette bataille n’est pas perdue, elle n’a pas encore eu lieu. Livrons-la, et je suis certain que nous aurons de bonnes surprises.

Ce que je considère comme constituant la République est à mon sens assez clair. Il s’agit de l’égalité entre les hommes et les femmes, parce qu’il s’agit de la première des égalités, et que derrière cette égalité-là, on a l’égalité de tous devant la loi au nom de la reconnaissance de notre humanité commune. Car l’idée, pour faire République, c’est qu’à un moment on ne soit pas le représentant ni de son sexe, ni de son appartenance confessionnelle, ni de sa pratique sexuelle, ni de sa philosophie, ni de son ethnie etc. mais qu’on peut dépasser tout cela pour essayer de créer ensemble un monde commun. Ce monde commun nous préexiste, et pour le faire évoluer et exister, il faut mettre notre patte. Ce monde commun est organique et vivant, il est tissé de nous-même, de ceux qui nous ont précédé et de ceux qui nous succéderons. Nous en sommes tous les co-créateurs. Et cette reconnaissance de la créativité de l’homme pour rendre le monde habitable pour les générations à venir est une belle chose. Et on rend le monde habitable également en le fondant sur des idéaux et des principes exigeants et élevés. Notre pays a donné au monde de belles aspirations : la liberté, l’égalité, la fraternité. Nous sommes tous responsables les uns des autres et responsables de la beauté de notre monde, en tirer les conséquences dans son attitude. Laisser nos particularismes et nos identités secondaires dans la sphère privée, pour nous élever vers le commun et la création dans la sphère publique, c’est cela, faire son devoir de citoyen. Pas plus, pas moins  !