« On doit combattre la barbarie pour ce qu’elle est, qu’elle porte le masque de la religion ou de l’idéologie. »

Le roi Bilal déjà sur l’échafaud médiatique

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La polémique sur Bilal Hassani parle de notre époque, une époque qui voudrait se voir tolérante et bienveillante, prête à accepter toutes les différences, mais à condition que celles-ci restent ancrées à des appartenances classifiées, des communautés constituées et surtout bien définies.

Mettre en avant son particularisme est plébiscité, mais le faire dans un cadre communautaire voire communautariste est recommandé. Or Bilal Hassani brouille un peu trop les pistes. En plus il ne tient pas de discours politique, au-delà d’une philosophie minimaliste à base de chacun fait ce qui lui plait. Dans notre époque où il importe avant tout de savoir si on est victime ou coupable, dominant ou dominé, il ne fait pas bon finalement être trop original quand on assume ses particularités. Notre société aime les archétypes, pas les modèles uniques. Du coup, le fait que Bilal Hassani ne tienne aucun discours politique le dessert. Comme si être érigé en icône LGBT par le système médiatique se doublait d’une injonction à tenir le discours de la mouvance décoloniale ou d’une suspicion d’y appartenir. Nous sommes tellement habitués à ce que les revendications ne soient plus sociales et à ce que chaque individu, capable d’attirer l’attention médiatique sur sa situation particulière, se fasse fort d’ériger son particularisme en modèle, que le simple désir de ce jeune homme d’être un artiste semblait incongru. Il fallait chercher ce que pouvait dissimuler ce désir qui ne se victimisait pas pour se légitimer  ; cet artiste qui ne profitait pas de son nouveau statut pour en appeler à la sacralisation de l’appartenance à une minorité  ; cet être qui revendiquait sa liberté à être mais ne considérait pas comme un affront de ne pas faire l’objet d’une reconnaissance dans la sphère publique  ; ce personnage qui ne réclamait pas que cette reconnaissance soit liée à des droits particuliers, au nom des humiliations subies par toutes les personnes opprimées à travers l’histoire. Ce qui fait beaucoup de requérants au tribunal de la culpabilité…

Mais Bilal Hassani est juste un jeune homme, profondément original, qui a envie d’exister, de se faire un nom, de chanter et est bien loin de toutes ces considérations. Il a été érigé en symbole, mais notre époque qui se veut si tolérante a du mal avec l’anticonformisme. Elle aime les représentants communautaires, pas les promeneurs solitaires. Alors si on vous colle une étiquette mais que vous n’avez pas le reste de la panoplie, sous le feu des aigris, vous trouverez peu d’alliés.

Bilal a été choisi par une production, moins pour sa chanson que pour son image. Plus pour son histoire et son courage, son exubérance et son sens du spectacle que pour avoir fait ses preuves artistiques. Sa chanson n’est pas particulièrement représentative de la scène musicale française, mais cela n’a guère d’importance : ce n’est pas une chanson que l’on a choisi de mettre en avant, ni un interprète, mais un personnage. Que la production, qui n’a eu de cesse d’exploiter son image, n’ait pas pensé qu’une telle exposition pouvait lui valoir des attaques et ne soit pas plus en protection est choquant.

Bilal est jeune, il ne peut avoir le cynisme de voir et de gérer cela. C’est un môme qui vit la chance de sa vie. Il n’a pas voulu cette situation, c’est d’un système médiatique qui instrumentalise beaucoup de ce qu’il touche dont il est victime, autant que de l’agressivité des réseaux sociaux. Cet être, profondément original dans son apparence, androgyne et doux, abolissant les frontières des sexes et des appartenances sexuelles en le revendiquant comme son droit le plus absolu, est mis en scène comme un personnage symbolisant une France ouverte et tolérante, le summum de ce qui est le bon, le souhaitable. Dans un contexte où les extrêmes sont remontés et où, qu’ils soient politiques ou religieux, les plus radicaux ont le vent en poupe, la question n’était pas « quand y aurait-il des attaques, mais d’où viendraient-elles  ?  »

Aujourd’hui où toute affirmation d’ordre privée a tendance à se transformer en impératif de reconnaissance publique, en oubliant que si chacun fait ce qui lui plait, il y a peu de chance que la société ne se transforme pas en jungle sanglante, toute mise en lumière d’un personnage chargé en symbole, fait dans un cadre public, ne saurait se faire sans que l’on pense aussi à le protéger. Et je trouve le jeune Bilal très seul dans cette affaire. A force de ne se soucier que de buzz et de communication, de jouer avec les représentations et de ne se soucier que de donner des leçons de tolérance à la terre entière, la production de l’Eurovision a instrumentalisé un jeune homme sans lui donner les armes pour se battre face aux attaques. Alors même qu’il s’agit, quand on s’en tient aux faits, d’une tempête dans un verre d’eau. On reproche à Bilal Hassani deux tweets faits à l’âge de 14 ans, un sur l’Etat d’Israël, l’autre en soutien à Dieudonné. Deux. Outre que le nombre de tweets n’est pas significatif, il avait 14 ans à l’époque. Pour le coup, ce n’était vraiment qu’un gosse.

Faut-il rappeler aussi l’étrange complaisance dont a longtemps bénéficié Dieudonné, et dont il peut encore bénéficier  ? faut-il rappeler que Manuel Valls a payé cher son courage politique quand il a agi contre cet homme  ? Doit-on reprocher à un gosse de 14 ans un seul tweet complaisant quand bien des adultes en responsabilité n’ont pas mis les limites qui s’imposaient  ? A propos du tweet sur l’Etat d’Israël, il se trouve que quand on connait le niveau d’antisémitisme de notre pays, la réalité de l’antisémitisme culturel chez nombre de jeunes musulmans et le fait que cet antisémitisme passe par la diabolisation de l’Etat d’Israël, on ne peut que noter la tenue du jeune Bilal. Un seul tweet et à 14 ans alors que l’ambiguïté sur la légitimité de l’Etat d’Israël est complaisamment relayé politiquement et médiatiquement, c’est remarquable. Dans le bon sens du terme. Aujourd’hui, il est sans ambiguïté sur Israël, et c’est justement dans ce pays qu’il va représenter la France. En attendant, quand les militants antisémites du BDS (Boycott Israël) ont envahi la scène pendant la demi-finale de Destination Eurovision afin d’exiger que le concours se tienne dans un autre pays, cela n’a pas soulevé autant de protestations.

Autre source de polémique, un petit film tourné au portable où il parodie avec des copains une vidéo qui tournait beaucoup à l’époque sur les réseaux sociaux. Dans la vidéo originale, on voit un homme complètement allumé qui dit d’une voix de fausset : « La France a beaucoup souffert, attentat par ci, attentat par là », tout en se trémoussant et en se précipitant pour prendre les passants dans ses bras. Cette vidéo était la risée des réseaux sociaux  ; les trois gamins, dont Bilal, se filment dans la rue en la singeant. Ils sont entre eux, ils font les pitres dans la rue, on est bien éloigné de tout message politique ou de toute intention agressive ou irrespectueuse. Le jeune garçon était loin de s’imaginer qu’il représenterait la France à l’Eurovision. Il n’avait pas en tête de se moquer des attentats de Paris et pas l’âge pour comprendre qu’hors contexte, ce pouvait être choquant  ; mais il n’était pas censé y avoir un jour un « contexte », autrement que dans leurs rêves d’encore ado…

Ajoutons, puisque la comparaison avec les cas de Mennel et de Mehdi Meklat est dans les pensées, que les choses n’ont rien à voir. Dans le cas de la jeune Mennel, les attaches avec la mouvance des frères musulmans sont avérées par de nombreux liens, des références partagées, la participation à des manifestations, le financement d’un clip de propagande pour la Palestine par une association très orientée politiquement… Dans le cas de Mehdi Meklat, le nombre faramineux de tweets comme leur ignominie donnent le vertige. Les deux n’avaient pas non plus 14 ans, étaient plus que majeurs, largement en âge de voter et bénéficiaient déjà d’une petite notoriété dans le cas du dernier.

Rien de cela chez ce jeune homme. Et si après avoir remué aussi loin dans son activité sur les réseaux, ses détracteurs n’ont fait que cette maigre récolte et n’ont déniché comme écrits choquants que ces deux tweets rédigés quand il avait 14 ans, alors ce jeune homme est plutôt quelqu’un de rare et de sympathique.

Comme tous les mômes, il a pu être léger. Il se trouve qu’il s’en excuse et est dépassé par ce qui lui arrive. On aimerait face à ces attaques le voir plus protégé : ce n’est pas un hasard si c’est de l’extrême-droite que vient la diffusion du film parodique présenté comme un film original tourné pour se moquer des attentats de Paris.

Laissons ce jeune homme aller au bout de son rêve. Il n’a rien fait de mal. On n’a à la fin que des gamineries à lui reprocher et si peu que tout ce battage en devient ridicule.. Bilal Hassani est courageux. Assumer son originalité comme il le fait n’a pas dû être facile. Il reste pourtant doux, léger, exubérant mais sans méchanceté. Et surtout, on parle de l’Eurovision. Une cérémonie qui est à elle-même sa propre parodie. Alors si on veut lutter contre ce qui déchire notre société et met à mal la concorde civile, commençons par ne pas nous tromper de cible, arrêtons de faire du moindre incident, une source de division et de défiance et surtout laissons Bilal Hassani chanter.

Article également paru dans une version remaniée dans le Figaro le 5 février 2019