« Ensemençons les têtes avec les mots de l’émancipation plutôt que ceux de la soumission. »

A Betty, ma meilleure amie (1956 – 2021)

Tribunes
Il y a des années plus lourdes que d’autres, plus pesantes et plus sombres. 2021 a été une de ces années-là pour moi. Une de celles où les épreuves s’accumulent, peut-être histoire de prouver que non, celles-ci ne rendent pas plus fortes ni n’ont toujours beaucoup de sens. On ne grandit pas parce que l’on a mal et la souffrance ne nous rend pas plus noble ou plus intéressant, même si savoir l’affronter dignement et ne pas en faire un prétexte à la misanthropie peut nous élever.
On peut traverser des moments difficiles mais où on garde une prise sur notre destin, comme il y a des maladies dont on se remet. Affronter une opération à coeur ouvert n’est pas une partie de plaisir mais c’est une bataille bien plus maîtrisable que la cancer et son cortège d’incertitudes et de traitements aussi longs qu’épuisants. Devoir affronter un procès est désagréable, mais donne aussi la capacité de se défendre et de se voir rendre justice quand celui-ci est gagné. Et puis il y a les événements de la vie qui nous laissent impuissants et désarmés. La maladie d’un proche et sa mort. Et cette année j’ai le sentiment d’avoir eu trop souvent à faire des adieux.
Il y a de grandes émotions qui vous font vous sentir intensément vivants et d’autres qui vous vident, vous laminent, vous laissent exsangues et comme dépourvus d’émotion. Comme s’il fallait laisser la tristesse en lisière, peut-être simplement pour finir ce que l’on a à faire, ces démarches qui font que face à la mort, avant de laisser toute la place au chagrin, il faut d’abord régler les formalités administratives. Il y a là une forme de temps suspendu, un espace entre la mort réelle et son acceptation par l’entourage où si les larmes ne sont jamais très loin, elles ont parfois du mal à déborder ou vous prennent par surprise, presque par traîtrise alors qu’elles se dérobent quand on aimerait leur consolation.
J’ai perdu ma meilleure amie, celle qui a partagé plus de la moitié de ma vie, avec qui j’ai connu des fêtes déjantées dans ma jeunesse puis les journées et nuits de travail acharné quand nous concevions ensemble des documents électoraux ; celle qui relisait tous mes textes et m’a appris tant de choses sur le journalisme ; celle qui n’avait pas peur de me dire en face mes 4 vérités, de me mettre en face de mes erreurs et des défauts de mon caractère, mais celle aussi qui était toujours là pour me soutenir et m’aider à m’améliorer. Betty, qui tenait une si grande place dans ma vie et faisait partie de ma famille de coeur, est morte.
La cancer l’a dévorée petit à petit et elle a affronté la maladie avec un stoïcisme et une dignité exceptionnelle alors qu’elle a compris bien avant moi que la bataille était perdue. Pendant que je m’acharnais à faire des projets, « tu verras quand cette chimio sera finie et que tu iras mieux on ira à Jérusalem, on visitera Meggida, je te montrerai la mer morte et on pourrait aller visiter Petra en Jordanie » et si c’est trop loin on ira en Italie, tu préférerai Rome, Venise ou Florence ? », elle souriait doucement. « On verra bien » répondait-elle à mon agitation. Moi je me disais que tant qu’on se projette dans demain, c’est que l’on n’a pas fini de lutter et d’espérer, donc que l’on a peut-être une chance de gagner. Et puis quand la sentence tombe, implacable, voilà que l’on se met à attendre un miracle. Comme si, quand la science échoue, avant d’accepter l’inéluctable, j’avais dû faire un détour par la case irrationnelle.
Les derniers mois ont été durs. Betty ne pouvait pas rester seule et tant que cela a été possible, elle est restée chez moi. Je l’ai vu s’éteindre tout doucement, comme une bougie qui se consume. Mais même affaiblie et diminuée, elle restait présente et arrivait à garder tout son sens de l’humour. Je me souviens alors qu’elle était déjà très malade et que les traitements avaient été stoppés, elle avait voulu prendre son vélo électrique pour faire une petite course. Elle avait fait une chute et la voiture qui s’était arrêtée pour la relever et l’aider était un corbillard qui retournait à la maison mère. « Je crois que vous êtes un peu en avance » avait-elle dit aux employés des pompes funèbres qui lui avait porté secours.
Voir cette femme si vivante, si courageuse, si originale, coincée dans un lit et entrer dans cette zone entre sommeil et éveil où on ne sait plus si la personne est vraiment là, où les yeux ouverts semblent regarder au-delà de vous et au-delà du monde m’a parue d’une immense injustice. Je lui ai lu beaucoup de poèmes quand je ne savais pas si elle était encore un peu là. Il y a dans la mélodie de la poésie quelque chose qui berce les cœurs brisés. Je me suis dit que si cela marchait pour celui qui lit, cela devait marcher pour celui qui entend. Si les mots ne l’atteignent plus, le souffle et l’amour qu’ils transportent doivent pouvoir encore le toucher. J’y crois très fort. Et puis de toute façon le silence me faisait trop penser au tombeau pour ne pas tenter de l’adoucir par le murmure, la mélopée. C’est difficile de voir s’effilocher la conscience et la mort se saisir du vif en prenant tout son temps. Comme on se sent démunie quand la dernière chose que l’on peut donner ne passe plus ni par la parole, ni par le regard mais par le simple contact humain, la caresse, le fait de se tenir la main des heures entières car on sait que bientôt la séparation sera définitive. Et comme le corps a l’air étrange et étranger quand il n’est plus habité.
C’est mercredi qu’aura lieu la cérémonie pour dire adieu à celle qui fut mon amie et qui a su toucher tous ceux qui ont eu la chance de croiser son chemin. Je sais que les morts nous quittent et que l’on fait des cérémonies surtout pour aider les vivants, mais dire adieu ce n’est pas une façon d’oublier mais une manière de se souvenir, de ranimer le souffle, de redonner vie. De prendre acte sans tourner la page car il y a des livres que l’on ne referme jamais.
En vieillissant on apprend à vivre avec le manque mais on ne s’habitue jamais au départ des gens que l’on aime. Ils emportent toujours avec eux un petit bout de nous.