« On doit combattre la barbarie pour ce qu’elle est, qu’elle porte le masque de la religion ou de l’idéologie. »

Hommage à Marceline Loridan Ivens

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Marceline Loridan Ivens, pour moi, ce fut d’abord le verbe et la verve. Je l’ai entendu un matin. Au réveil. Sur France Inter. Juste après le massacre de Charlie. Le jour de la commémoration de la libération des camps de la mort. Et face à la solennité compatissante de journalistes aux émotions trop souvent calibrées, s’élève soudain une voix à la lassitude extrême et à l’énergie rentrée, qui ne s’en laisse pas compter, mais qui ne surjoue jamais. Il lui suffit d’être. Une parole dont toute la force résidait dans le fait qu’elle était habitée. Cette femme disait ce qu’elle pensait. Toujours. Depuis longtemps. Sans ostentation et sans détour. Elle était ainsi, sans faux-semblants, mais pas sans combat. Sans illusions, mais pas sans conviction. Accablée mais toujours debout.

Et ce qu’elle disait… Terriblement pessimiste, désespérément juste. L’irruption du réel assénée par une très vieille dame, une des dernières survivantes de la shoah, crevant le ronron d’une matinale en mode commémoration paresseuse. On l’attendait bouleversante mais hors du temps, incarnant une douleur mâtinée de respectabilité, jouant le rôle de la bonne déportée, rendant l’horreur moins définitive, puisque tous n’avaient pas péri, donnant du sens à l’hommage par sa seule présence et nous absolvant tous en rendant son obole au devoir de mémoire (sans oublier de conclure sur l’importance du témoignage, le tout en semant des mots d’espoir pour l’avenir). Elle fut intense, moderne, tragiquement lucide et sans concession. Refusant de jouer un quelconque rôle convenable et convenu, sachant que la vérité des camps, du retour et de la vie après n’est pas partageable. Sachant que cette vérité-là, dans le fond, l’homme ne la veut pas. Que la souffrance des êtres, fut-elle infinie, n’éteint pas la race des bourreaux. Que cette histoire-là est aujourd’hui contestée et qu’au vu de la renaissance de l’antisémitisme, on peut s’interroger sur le travail de transmission.En exprimant ses doutes et en refusant la compassion pour lui préférer la conscience et la nécessité de l’action, elle montrait en creux que si la commémoration n’est plus l’aboutissement d’un travail dans le temps sur l’histoire, la mémoire et la responsabilité, alors elle peut devenir une façon de s’exonérer de son devoir d’être humain tout en gardant bonne conscience.

De telles dérobades ne tenaient pas face à Marceline. Cette voix, qui mêlait rage de dire et sentiment d’inutilité de toute parole pulvérisait toutes les conventions. Son amertume sans haine dévoilait la part d’hypocrisie d’une compassion organisée et ritualisée qui n’avait plus prise sur le présent. Un coup de pied aux neurones, au coeur et à l’estomac dans une cérémonie bien huilée qui rappelait que le plus important c’était moins la « commémoration », que la mémoire vive et que celle-là n’allait pas bien. Le vent était frais, mais sur tant de renfermé il faisait du bien.

La seconde fois que je l’ai rencontré, c’était au Sursaut, en avril 2016, quand Richard Malka lui a remis le prix de l’audace. Nous nous sommes vus, nous nous sommes plus et nous avons continué à nous voir. Comme d’habitude, ce jour-là, elle n’avait pas mâché ses mots. Elle était si petite sur la scène du théâtre Dejazet, pourtant on ne voyait qu’elle. Directe et mystérieuse, irréductible et si fragile, si puissante et toujours sur un fil, il émanait du corps frêle et brisé de cette vieille dame, une éclatante insolence adolescence qui surgissait par bribe, une espièglerie, une force de vie, une énergie que je n’ai connue nulle part ailleurs. Une survivante ? Pas que. Une femme extraordinaire. Surtout. Une femme qui avait connu le pire mais qui gardait une part d’enfance, une femme détruite mais qui gardait une part d’intact.

A la voir parfois si intense, on eût pu oublier celle qui avait connu les camps, mais dans sa liberté même, il y avait cet «à quoi bon » de ceux qui sont vraiment revenus de tout. A elle qui buvait seule et depuis si jeune à la coupe qu’elle eût voulu partager, la mort était une vieille connaissance. Alors à vivre, autant le faire avec panache. Une chose que les bourreaux n’auront jamais, semblait-elle dire crânement. Même si en fait ça ne compte pas. Même si elle savait que cela ne compte pas. Trop de morts et le panache est de fumée.

Voilà ce que n’oublie jamais Marceline. Les rejetons du ventre féconds, elle les avait connus et elle les voyait revenir. De l’islamisme dont se nourrissait l’extrême-droite et les partis néo-fascistes européens, elle avait pris toute la dimension. 

Ce qui me bouleverse, je l’ai déjà ressenti à la mort de Simone Veil, sa compagne de camp : c’est le sentiment qu’on leur devait une promesse. Celle que tant d’horreurs, tant de morts et de vivants qui ne l’étaient plus tout à fait, nous avait fait grandir en humanité ; que nous avions compris que les monstres se combattent et que ce n’est pas en niant leur existence, qu’ils disparaissent. Car elle, elle savait que les monstres se nourrissent de la nuit dans laquelle nous plonge nos dénis.

Marceline à 15 ans triait les vêtements des juifs que l’on venait de gazer. Hommes, femmes, enfants, bébés. Puis elle creusait les tombes où on les déversait. A la fin de sa vie, elle a vu renaître un antisémitisme conquérant, identitaire. Su que « Plus jamais ça », c’était déjà une promesse en l’air. Marceline est morte et on ne peut réparer le mal qui a été fait à la jeune Marceline, ni racheter aucune des vies brisées ni éteintes. Elle qui ne voulait pas se résigner à être résignée, avait peur à la fin de sa vie que l’histoire ne se reproduise et que pour les juifs, trouver dans le monde un endroit sûr, ne relève à nouveau de la gageure.

Alors je me sens un peu coupable. Parce que j’aurai tant voulu que cela soit différent. Juste pour Marceline. Et pour nous tous. Parce qu’avec Marceline qui s’en va, les derniers survivants de la Shoah qui inexorablement nous quittent, qui peut dire ce qu’il adviendra d’une mémoire que l’on évoque parfois à peine dans les enseignements, pour éviter des troubles dans la classe  ? Marceline évoque ce qui se passe parfois dans les écoles et que l’on ne dit pas. Les projections de film sur les camps, les manifestations d’opposition qui se font entendre une fois la lumière éteinte. Le silence gêné quand elle demande une fois la lumière revenue s’il est possible de discuter de ce rejet exprimé face aux images de déportés. Et ce que l’on entend alors, c’est le même silence gêné qui s’installe sur le plateau de France Inter parce qu’elle ose dire que même en face du témoignage d’une survivante et d’images atroces, certains jeunes expriment quand même une haine du juif. Parce qu’elle ose dire que même les survivants de la Shoah peuvent avoir du mal à défendre cette mémoire quand l’antisémitisme est vivace et que le bel accord des commémorations officielles masque non seulement la réalité du retour des pires préjugés culturels contre les juifs, mais la recrudescence de meurtres et de massacres à caractère antisémite (Ilan Halimi, Sarah Halimi, Mireille Knoll, massacres de l’école Ozar Hatorah, hyper casher…).

Parce que sur tout cela elle n’a jamais choisi de fermer les yeux, je ne peux m’empêcher de penser que Marceline n’eût pas voulu de pleurs de circonstances. Elle aimait les combattants, les gens debout. C’est en gardant les yeux ouverts et les poings serrés que je penserai à Marceline. Mais pas que. C’est aussi en riant, parce que le rire de Marceline s’était quelque chose, parce que son rire disait aussi que la vie est là malgré tout. Au-delà de la mort. Même si celle-ci gagne toujours.

Une dernière image me revient. Une photo vue chez elle. Marceline est jeune. Belle. Elle est photographiée en noir et blanc. C’est une photo tirée d’un film. Ou du moins cela y ressemble. Elle porte un imperméable vinyl noir et fume. Ou peut-être pas. Mais elle est tellement fatale qu’elle pourrait même avoir un fume-cigarette. Elle est attirante, mystérieuse et sensuelle. Une présence magnétique et une absence crépusculaire. Elle occupe tout l’espace de la photo, le corps est captif du cadre, le regard lui s’est échappé, mais il n’a pas déserté. Elle est là, intemporelle comme cet imperméable vinyl. Noir, brillant, lisse et luisant, impénétrable et inaccessible, dérobant la femme autant qu’il l’exhibe. C’était aussi une part de Marceline, cette libre séduction et cette incompressible distance. Et pourtant, elle disait aussi à quel point il était difficile d’avoir un corps après Auschwitz. Elle le disait aussi simplement que cela. Mais dans sa voix cela ouvrait des abîmes. Elle a été de ce monde, elle a aimé, elle s’est battue, elle a créé, elle a vécu, elle a dit et elle s’est tue, mais elle n’a pas eu assez confiance en notre monde pour enfanter. Elle ne s’en cachait pas. Essayons de lui donner tort sur ce point. Je suis sûre que là-dessus, elle aurait adoré qu’on la contrarie.

Ecrit le lendemain de la mort de Marceline, le 18 septembre 2018