« Nous ne défendons pas seulement un héritage, nous construisons un avenir. »

Le risque d’une société tribale

Tribunes

Dans cette interview initialement réalisée pour Le Figaro après une énième agression commise par des mineurs, je reviens sur différents sujets dont il nous faut repenser l’usage, qu’il s’agisse de l’excuse de minorité, la responsabilité des parents, la fonction réparatrice de la justice, l’évolution du droit, mais aussi sur le risque de tribalisation de la société si elle ne parvient plus à préserver ce qui est commun à une société démocratique.

1/ Après l’agression violente d’une femme retraitée de 89 ans à Cannes, David Lisnard (maire LR de Cannes) a écrit une lettre au ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, dans laquelle il demande que «l’excuse de minorité puisse être automatiquement levée dans des cas d’espèce aussi graves et que les auteurs de tels agissements soient considérés comme des justiciables à part entière», rapporte Nice-Matin. Pourquoi est-il nécessaire d’avoir une réponse pénale adaptée et à la mesure des événements, y compris pour les mineurs ? 

Le fait de considérer qu’un mineur n’est pas responsable de ses actes de la même manière qu’une personne majeure, car il n’est pas encore censé posséder le discernement d’un adulte est normal et doit être maintenu. Pour autant, au vu du nombre d’acte violents impliquant des mineurs de plus en plus jeunes, la question d’une levée de l’excuse de minorité de façon plus systématique se pose. David Lisnard a tout à fait raison sur ce point. Néanmoins cette solution n’est pas une panacée et ne concerne que les jeunes âgés de 16 à 18 ans. Or l’extrême violence touche aujourd’hui des adolescents de plus en plus jeunes, voire des enfants et toutes les cultures n’ont pas le même respect de l’enfance ni la même considération que la nôtre pour la jeunesse d’un être humain.

Quelle que soit l’institution concernée, il existe une tension très forte entre les principes qui la gouvernent et le pragmatisme nécessaire pour s’adapter à un environnement qui évolue. Une institution doit incarner une forme de permanence sans nier pour autant le réel. Or là l’évolution de la violence chez les très jeunes implique que la justice en tienne plus et mieux compte. Aujourd’hui l’excuse de minorité est devenue un enjeu de criminalité. Dans les réseaux mafiaux, notamment dans le trafic de drogue, l’utilisation des enfants ou de très jeunes adolescents comme guetteur (chouffeur) est liée au fait que ceux-ci sont très rarement inquiétés et ne risquent pas grand-chose pénalement. L’excuse de minorité est utilisée comme un totem d’immunité et de jeunes enfants s’habituent ainsi à évoluer dans un environnement où les actes posés n’ont aucune conséquence et où l’absence de respect de la loi rapporte. Le tout dans un environnement violent où l’avenir appartient au meilleur prédateur, à celui qui osera aller le plus loin dans la violence.

L’excuse de minorité, exploitée comme une faille du système touche des enfants bien plus jeunes que les 16-18 ans. Or ce phénomène ne sera pas réglé par la levée de cette excuse puisqu’elle ne concerne que la seule tranche d’âge des 16/18. La levée ne réglera le problème que partiellement. Les trafiquants utilisent les mineurs à leur profit depuis bien longtemps, sans que la justice n’ait interrogé l’efficacité de sa réponse. Sans doute y-a-t-il dans certains cas une idéologie victimaire ou une culture de l’excuse qui aveugle face aux réalités, mais il est plus probable que cette situation s’explique aussi par un manque de moyens et de personnels comme de réponses adaptées.

Le profil des enfants et jeunes violents est connu : pauvreté, bas niveau d’éducation, mais aussi violences familiales, autant physiques et psychologiques. Or la justice se montre en général fort clémente et peu encline à instruire la question de la responsabilité des parents. Et comme les aides sociales ne peuvent être saisies, très souvent leur insolvabilité fait que la réparation au civil ne constitue même pas une menace ni une contrainte. Pourquoi voulez-vous alors que les choses changent  ? S’il y a une réflexion à mener sur une levée plus importante de l’excuse de minorités, peut-être qu’une mise en cause plus systématique des parents, une aggravation des peines des adultes qui participent à un réseau exploitant des enfants seraient aussi des pistes. La minorité continuerait à protéger les enfants mais deviendrait coûteuse pour les adultes qui les abîment et les exploitent. Il y a peu de temps par exemple on a découvert des enfants martyrisées par leurs parents. Ceux-ci ne risquent pourtant que 3 ans de prison et une amende ridicule au regard des faits. Cela interroge sur la façon dont on considère les sévices infligés aux enfants.

David lisnard a également proposé que les familles puissent être sanctionné et que certaines aides soient supprimées : logement et aides sociales par exemple. Cela a du sens. En effet on ne bénéficie de la solidarité nationale que parce que l’on partage un commun. Cela signifie que nos droits n’existent que parce ce que nous acceptons les devoirs qui nous engagent les uns vis-à-vis des autres. C’est parce que nous partageons des représentations, des idéaux et des principes communs que nous sommes en lien les une avec les autres, pas parce que nous nous inscrivons sur le même territoire. Ceux qui rompent avec la loi, les mœurs et la décence commune cassent le lien citoyen. Pourquoi devrait-on envers et contre tout leur devoir aide et solidarité  ? 

Enfin la question de la levée de l’excuse de minorité interroge aussi sur le cadre de la peine à infliger à ces mineurs. Comme on manque de prison, on manque de centres éducatifs fermés. Sans compter que face à des enfants abîmés et violents, l’idéologie socio-culturelle un peu cucul qui est parfois le lot de l’intervention sociale ne fonctionne pas. Or les équipes pluridisciplinaires associant psychiatres, éducateurs, assistants sociaux, représentants des forces de l’ordre, personnel pénitentiaire spécialement formé… coûtent très chers et la sauvegarde de l’enfance est un des parents pauvres de nos politiques publiques. La levée de l’excuse de minorité doit être réfléchie mais n’est pas une martingale si en amont on ne travaille pas pour durcir les peines de ceux qui exploitent les enfants, pour mettre certains parents face à leurs responsabilités, pour arrêter de faire passer la solidarité nationale comme un dû et permettre que les peines soient effectivement effectuées dans un cadre adapté.

2/ Cette agression a suscité de vives émotions et beaucoup de colère. Si la justice ne parvient pas à endiguer la violence, quels sont les risques ? 

A l’occasion de cette agression, le fils de la personne âgée attaquée a déclaré « Moi si je les ai en face, je les tue tous les 3  ! Même si je vais en prison ». Cette attitude est parfaitement humaine et logique et si on nous demande comment nous réagirions si c’était notre mère, nous ressentirions probablement le même désir. Pour autant souvent la parole violente ne présage pas du passage à l’acte. Ce peut même être une forme de catharsis qui permet de l’éviter.

La réaction du fils est compréhensible, en revanche elle n’est pas un appel à la justice mais à la vengeance. Elle vise à répondre par une souffrance infligée à une souffrance reçue. La justice le fait aussi, me direz-vous, puisque l’on attend d’elle la punition du coupable. Mais elle le fait à travers une médiation, en mettant en scène un tiers-garant. Elle ne confie pas l’exécution de la peine à la famille. Elle s’interpose entre la victime et le coupable, même si elle doit également les reconnaitre pour ce qu’ils sont. Dans le cas de la vengeance, la violence subie par la mère se transmet au fils qui l’exerce sur les agresseurs, dressant les familles face à face et alimentant un cercle de vengeance qui s’étend au fur et à mesure que le sang versé appelle la réplique, de plus en plus de personnes étant amenées à être impliquées dans l’exercice de la violence. C’est à cette escalade que la Justice essaie de remédier. Pour cela il faut que la victime puisse obtenir réparation et que la violence subie soit reconnue par la société comme illégitime et inacceptable. La première fonction de la justice n’est pas la rédemption du coupable mais la reconnaissance de la victime pour mettre fin au cycle de violence enclenché. La justice est là pour empêcher la contamination de la violence, sa transmission. Elle rompt le lien pour éviter la contagion. Elle le fait en exerçant également une violence, mais celle-ci est transcendée. Elle est exercée par un tiers et est rendu au nom du peuple tout entier.

A travers le juge, c’est la société qui condamne à la fois un acte et un homme. Or on ne peut exercer sa vengeance à l’égard de tout un peuple. La violence de la justice est une violence légitime car elle fait de la reconnaissance de la victime et de la condamnation du coupable, un acte souverain qui engage la nation au-delà des premiers concernés. C’est cette élévation symbolique qui met fin au cycle de la violence. Quand la justice faillit, quand elle est vue comme négligeant la victime, laxiste envers les coupables, alors elle ne joue plus son rôle et la violence s’étend.

3/ Au-delà des questions juridiques (minorité, peines raccourcies), la justice est-elle nécessaire pour faire société ? 

La justice est indispensable dans la mesure où l’un des maillons essentiels de la vie en société est la sécurité et la protection de ceux qui la composent. Selon Hobbes, nous abandonnons notre part de souveraineté (ou nous la déléguons) pour obtenir la sécurité. Laquelle passe par la protection de l’Etat et les garanties de l’état de droit. Nous déléguons ainsi à l’Etat le droit d’exercer une violence légitime dans un cadre déterminé. La justice est à ce titre un élément fondamental de notre pacte social, en sanctionnant la violence et les débordements, elle est garante de la paix et de l’ordre. Juger c’est rendre la loi et les principes qui nous unissent réels, car les enfreindre a des conséquences morales et physiques. C’est considérer que le libre arbitre existe, que les hommes sont responsables de leurs actes et ont à en rendre compte devant la société tout entière quand ils faillissent.

Si les citoyens ont le sentiment que la Justice est déconnectée des réalités, trop laxiste ou inefficace, alors c’est leur sentiment de sécurité qui est atteint et la confiance dans la protection de l’Etat qui disparait. Autrui n’est plus un concitoyen et un égal, partageant les mêmes principes et reconnaissant les mêmes lois, mais un prédateur potentiel libre de toutes les transgressions. Il n’y a plus de sentiment d’ordre garanti et cela affecte la nature des relations interindividuelles et le rapport à l’Etat. Si on a l’impression qu’il est aisé de s’extraire des obligations et devoirs qui fondent une société, pourquoi en accepter les contraintes. Si la transgression donne du pouvoir et n’est pas sanctionnée, pourquoi respecter une règle commune  ? Si cette vision se répand, c’est toute la société démocratique qui s’effondre car avoir soi pour seule loi est impossible dans une société d’égaux. Ceci dit, la loi du plus fort est aussi une loi qui permet d’assurer un certain ordre. Un ordre tribal mais un ordre quand même. En revanche la loi du plus fort ne peut fonder de sociétés démocratiques unissant des citoyens libres et égaux, elle ne connait que des dominants et des soumis. Elle parle d’un monde où le dominant a droit à la transgression car il est au-dessus des règles, son pouvoir est lié au fait de les faire et de s’en affranchir, tandis que le soumis est écrasé sous la règle et la tradition et sous la liberté du dominant de n’en respecter aucune. Il y a bien une sanction de la transgression dans ce type d’organisation, mais celle-ci ne cherche pas à créer un ordre juste permettant à des égaux de faire société. La Justice va au-delà du rôle de maintien de l’ordre ou de la garantie de la paix sociale dans nos sociétés, elle est une condition de la démocratie. Encore faut-il que ses décisions soient un facteur d’apaisement et ne nourrissent pas un sentiment d’injustice parce qu’elles sont inadaptées à l’état réel de la société.

4/ Les agressions se multiplient et le maire de Cannes affirme que le système juridique et pénal est « obsolète » face à la montée de la violence. Risque-t-on une désagrégation accélérée de la société dans ces conditions ? 

La montée de la violence en France parle du déchirement de notre société politique et de l’absence d’une identité culturelle partagée. Elle parle du passage de la société démocratique à la société tribale. C’est ce que construit l’idéologie multiculturaliste quand elle rejette l’idéal de Nation en lui substituant le communautarisme, autrement dit la cohabitation sur le même territoire de communautés liées par un signe distinctif racial ou religieux qui fonde une identité fermée, alors que les sociétés démocratiques construisent leur identité sur un mode délibératif (par l’échange et la discussion) qui permet d’intégrer des personnes de tout horizon à condition qu’elles partagent des idéaux, des principes et un projet commun.

La société tribale ne fait pas de la violence entre les personnes un acte illégitime, elle ne cherche pas à justifier ses liens en se référant à des valeurs universelles, à la quête d’une définition partagée du bien et du mal. La base de son organisation est ce qui est bon ou mauvais pour la tribu. Celui qui est en dehors n’a droit à aucune protection. Il n’y a aucune reconnaissance d’une dignité humaine partagée, il y a le clan auquel on appartient ou auquel on a fait allégeance envers qui on a des devoirs, et les autres qui sont des ennemis potentiels et à qui on ne doit rien. Dans ces sociétés, il y a une culture de la similarité qui impose que l’individualité soit effacée. On appartient à la tribu avant d’être quelqu’un et cette appartenance définit les manières d’être et de penser. Ainsi il existe une façon de penser et d’agir quand on est Femme, ou Noir par exemple et si vous choisissez un chemin plus personnel, vous serez rappelé à l’ordre car vous trahissez votre appartenance. Les sociétés démocratiques, elles, fonctionnent sur l’hétérogénéïté et n’ont pas ce type de surplomb (couleur de peau, sexe, appartenance religieuse). Elles ne fondent pas leur cohésion sur des facteurs extérieurs et ne légitiment pas le pouvoir en référence à un Dieu, à une appartenance ethnique ou à une loi qui serait naturelle, elles assument l’hétérogénéïté des hommes mais croient en l’universalité de leur raison et de leur capacité de dialogue. Elles cherchent à la transcender des différences qu’elles ne souhaitent pas abolir, par le biais de la discussion, de l’échange, de la confrontation et de l’adhésion. Cela pour faire naître un monde commun, ce domaine public où s’inscrit la citoyenneté. A ce lieu du commun correspond un lieu de la différence, un domaine privé où exprimer ces particularismes. Voilà pourquoi les sociétés démocratiques ne se présentent pas comme un espace unifié mais articulent sphère publique et sphère privée. C’est par la capacité de dialogue et la capacité à générer de l’accord par l’échange, qu’une société démocratique détermine ses valeurs, ses idéaux et ses lois. Ce qui est immanent ce n’est pas la loi créée mais le processus qui aboutit à celle-ci.

Dans ce cadre, le droit est au service des hommes et l’œuvre de leur raison, il évolue et s’adapte en fonction des défis que ceux-ci affrontent et des modifications de leur environnement. Il est au service des hommes et de leur protection. Ce n’est pas une vache sacrée devant laquelle on se prosterne sans s’interroger, car il serait l’œuvre de Dieu. C’est un organisme vivant, autant que les hommes qui le constituent et la justice doit garder les yeux ouverts sur les réalités de son temps. Ce n’est pas les normes qui sont fixes, mais la façon dont l’homme les établit, la foi dans sa raison et sa capacité de création. La justice est donc en perpétuelle tension car elle doit s’inscrire dans la durée et accepter d’évoluer, comme dans la procédure, elle est soumise en tant que concept au contradictoire, mais elle est d’autant plus stable qu’elle respecte l’esprit de la loi. Aujourd’hui on peut parfois avoir l’impression qu’elle s’accroche à la lettre de la loi, car elle en a perdu l’esprit. Cela expliquerait qu’elle soit si critiquée et inspire si peu confiance (68% des Français la jugent trop laxiste selon un sondage CSA de 2021, 69% la disent opaque car ils ne comprennent pas la logique des condamnations, 53% déclarent ne pas avoir confiance en elle).

La violence physique étant une transgression majeure, quand les violences contre les personnes explosent, cela dit quelque chose d’une société qui perd son équilibre et d’une Justice qui ne joue pas son rôle. Quand cette violence parait peu sanctionnée ou sanctionnée a minima, cela dit quelque chose d’une société qui est en train de perdre le sens du commun et qui ne sait plus au nom de quoi ou pourquoi elle est légitime à agir. Quand on ne sait plus sanctionner c’est que l’on ne sait plus au nom de quoi il est légitime de punir. Un système juridique et pénal qui perd pied face à la montée de la violence parle d’une désagrégation de la société déjà à l’œuvre et même avancée. Le fait que face par exemple à la question de la peine d’emprisonnement, on évoque le fait que cela ne garantit pas la rédemption du condamné montre que l’on n’a rien compris au premier rôle de l’emprisonnement : ôter du corps social un élément toxique, destructeur. Que la personne puisse changer ou s’améliorer n’est pas le problème principal, le socle de la décision est la protection du collectif. Encore faut-il que celui-ci se connaisse et se reconnaisse. Quand la société se désagrège, elle commence par perdre le commun, donc le fondement de ce qui fait la légitimité de ses lois et celle de ses jugements. Elle devient incapable de punir, donc de tracer la frontière entre ce qui est légitime et illégitime.

Interview parue le 12 septembre 2022 sur le site du Figaro