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Rendre justice à Steve Caniço

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Je me sens vraiment très mal à l’aise face à cette histoire et face à la réaction du gouvernement. Steve Caniço est mort mais c’est l’empressement avec lequel le gouvernement entier s’en lave les mains qui m’effare.
 
Steve avait tout juste 24 ans. C’était un jeune homme comme on en connait tous. L’animateur sympa, un brin rêveur, un peu timide, un presqu’adulte mais pas encore tout à fait, quelqu’un qui cherchait sa voie, avait le goût des autres, un garçon serviable, gentil et, jusqu’alors, sans histoire. Il aurait pu être mon fils, mon neveu ou un de leurs amis, le jeune voisin attentif ou l’étudiant sympa de la maison d’en face.
 
Sa mort est une tragédie comme le sont toutes les morts de circonstance, celles qui auraient pu être évitées, celles qui sont dues au manque de discernement, à de mauvaises décisions comme à l’exécution brutale d’une manoeuvre dangereuse. Il y a derrière le « circulez il n’y a rien à voir » qui résume la prise de parole du premier ministre, un refus atavique de se poser la question de la responsabilité, d’envisager même la faute. Or un dédouanement aussi rapide après une omerta aussi dérangeante ne peut qu’aggraver la suspicion et abîmer la relation entre la police et les citoyens. Ce type d’absolution sans souci de crédibilité est une offense à la raison mais montre surtout la dépendance du pouvoir et sa fragilité.
 
Il est vrai que ce gouvernement a un besoin crucial de l’appui de la police : sa légitimité est très contestée, la notion de consentement s’effrite et il a peur d’une partie de son peuple. Cela l’entraîne à commettre des erreurs symboliques et réelles majeures. Faire que la police soit respectée et être aux côtés de ceux qui s’exposent physiquement pour maintenir l’ordre est essentiel, surtout quand le pays est menacé (attentat, déstabilisation politique liée à l’islamisme et au communautarisme). En revanche donner le sentiment de mettre en place une forme d’impunité quelle que soit la conséquence des ordres donnés et exécutés, comme prendre à la légère la mort d’un compatriote lors d’une charge policière, est inquiétant pour nos droits et nos libertés.
 
Et c’est ce que nous ressentons confusément : depuis les gilets jaunes, jusqu’à l’affaire de la contrescarpe, le lien avec la police devient moins une question de sécurité intérieure, de protection du citoyen qu’une arme à disposition du gouvernement, sur laquelle toute interrogation est vue comme une contestation ou une flétrissure d’honneur. La question de l’intérêt général est évacuée, la quête de vérité devient une offense et une attaque déloyale. Or la question est essentielle. C’est ce qui fait la différence entre l’usage arbitraire de la force et ce que l’on appelle l’usage légitime de la violence dans un cadre démocratique. C’est ce qui fait la différence entre milice et police. Nous n’en sommes pas là mais si nous fermons les yeux sur cette histoire, les usages disproportionnés d’armes contre des manifestants, les arrestations préventives… il se peut que nous le regrettions amèrement.
 
Il y a du cynisme dans cette histoire où nul ne semble se soucier de celui qui y a laissé sa vie. Comme s’il fallait vite fermer la tombe et effacer son nom, comme s’il était plus important de sauver Christophe Castaner et de rendre difficile à contester l’intervention policière, plutôt que de se recueillir sur une jeune vie qui ne méritait pas un tel sort. Il n’y aura même pas eu de temps laissé au deuil, tant le pouvoir a donné l’impression de vouloir passer directement de l’annonce de l’identification du corps à sa relégation dans l’oubli. Si Steve était mon enfant, non seulement je serais dévastée par sa mort mais aujourd’hui je serais en colère de voir que pour ceux qui sont censés nous représenter, certains d’entre nous ne comptent pas. On les entend presque penser « il n’avait qu’à ne pas faire la fête sur les quais s’il ne savait pas nager ».
 
La mort de ce jeune homme a été traitée avec un mépris qui me choque profondément. Or bien des questions se posent : était-il vraiment opportun, judicieux et proportionné de lancer une charge sur un quai ? Quid de la dizaine de personnes qui sont tombées à l’eau ? Quid du silence des autorités et d’un préfet que la mort d’un jeune homme sans histoire semble agacer parce que ce peut devenir un obstacle dans une carrière, mais qui n’a pas eu un mot de compassion pour les parents, la famille, les amis ? Quid de ces enquêtes internes qui disculpent le pouvoir et ses cercles proches en moins de temps qu’il n’en faut pour dire ouf ? 
 
Steve Caniço était des nôtres, lui rendre justice en cherchant la vérité est le dernier hommage que nous puissions lui rendre et devrait être un devoir pour tout pouvoir démocratique. Ce pouvoir-là devrait y réfléchir.